75

L’opération ne présentait point de risques particuliers, Nissac agissant une fois encore sur les précieuses indications de Jérôme de Galand auquel, par principe, il ne révélait jamais la manière dont il comptait opérer.

Le régiment du roi d’Espagne, très durement étrillé lors de la grande bataille de la Porte Saint-Antoine, cantonnait en bord de Seine, à proximité du quai appelé « la vallée de Nufere », chaussée depuis laquelle on aperçoit, en l’île, la Sainte Chapelle.

Les restes de ce régiment d’élite se tenaient à part des autres troupes espagnoles et des Condéens français éparpillés un peu partout en la ville. Ainsi étaient ses chefs qui se croyaient au-dessus du commun. Mais les hommes, fussent-ils d’exception, partagent au moins une chose avec la vaine humanité : la faim !

Aussi les soldats à l’écharpe rouge acclamèrent-ils les quelques cavaliers, la poitrine barrée de l’écharpe bleue des soldats de Gaston d’Orléans, qui poussaient vers eux troupeau de bœufs.

Très surpris par l’accueil chaleureux de la population parisienne, les soldats espagnols allaient de surprise en surprise.

Celle-ci, pourtant, devait se révéler saumâtre.

En effet, deux heures plus tôt, avec cette autorité qui lui était naturelle et un ordre faussement signé de Gaston d’Orléans, Nissac avait requis en les abattoirs ce troupeau de bœufs qu’il menait avec les Foulards Rouges aux Espagnols.

Mais pour les alliés étrangers de la Fronde les choses ne se passèrent point comme ils l’espéraient. Cachant subitement leurs visages derrière des foulards rouges, les soldats à l’écharpe bleue, faisant claquer leurs fouets, précipitèrent le troupeau bientôt affolé contre trois chariots militaires dételés qui se trouvaient au bord de la rivière de Seine.

La poussée fut si forte, si violente, qu’un des chariots disparut en la rivière quand les deux autres, renversés, perdirent leur chargement de boulets qui roulèrent, en suivant pente naturelle du sol, vers les eaux.

Le régiment d’élite du roi d’Espagne avait gagné de la viande – que lui disputeraient peu après les Condéens – mais perdu toutes les munitions de son artillerie et avant de pouvoir réagir, les hommes à l’écharpe rouge eurent le déplaisir de voir les Foulards Rouges pousser si vite leurs chevaux que toute tentative de poursuite était vouée à l’échec.

Pourtant, l’amertume des soldats du roi d’Espagne ne dura point : surgissant du Pont-Neuf, des rues latérales et des Quinze-Vingts, les Condéens se trouvèrent bientôt partout, encerclant les Foulards Rouges sans trop oser les approcher, préférant se fier aux mousquets.

Les mousquetaires, aidés des Espagnols qui se ressaisissaient, firent feu et le baron César de Bois-Brûlé, le crâne traversé de part en part, vida les étriers, tué sur le coup. Puis Mathilde de Santheuil, une balle dans l’épaule, s’effondra à son tour.

Les Foulards Rouges s’étaient formés en carré, protégés par les chevaux, tandis que le baron de Florenty s’acharnait à soulever une grille de fer proche du quai.

Vingt mousquetaires à l’écharpe Isabelle furent bientôt là, aussitôt entrepris à l’épée par le comte de Nissac, le marquis de Dautricourt et les barons de Frontignac et de Fervac. Devant ces quatre lames, dont deux exceptionnelles car les meilleures en le royaume, les mousquetaires prirent du champ en laissant sept des leurs sans vie. Mais à quoi bon risquer de se faire tuer puisque déjà, près du Pont-Neuf, les Condéens amenaient un canon qu’ils pointaient en toute hâte vers les Foulards Rouges.

Caressant ses belles moustaches blondes, ses dents de fauve apparaissant sous ses lèvres retroussées par un sourire de fierté, Maximilien de Fervac, cambré avec superbe, murmura :

— Au canon !… C’est au canon qu’ils nous réduisent, nous qui ne sommes que quatre !

Une nouvelle salve de mousquets retentit et Henri de Plessis-Mesnil, marquis de Dautricourt, s’effondra, une balle entrée dans l’œil étant ressortie par la nuque.

À distance respectueuse, le duc de Beaufort, qui commandait l’opération, exultait :

— Comme des mouches !… Ils tombent comme des mouches ! C’en est fini des Foulards Rouges !

C’est à cet instant que le baron de Florenty parvint à soulever la grille de fer mangée de rouille. Il sauta dans un vide de trois mètres, bientôt imité par Frontignac et Fervac tandis que le comte de Nissac, tenant Mathilde inanimée dans ses bras, sauta le dernier, la mort dans l’âme à l’idée d’abandonner à l’ennemi les corps du marquis de Dautricourt et du baron de Bois-Brûlé.

Mais, déjà, il entendait les pas des Condéens qui se ruaient à leur suite.

Au même instant, le marquis Jehan d’Almaric estima qu’il n’était point nécessaire de demander des explications car en solliciter eût été renoncer à la vie sur l’instant, et tel n’était point son désir.

Sa maison se trouvait fortement gardée par une dizaine de Condéens renforcés de quelques racailles qui contrôlaient toutes les issues et semblaient bien connaître leur métier.

Le marquis fit discrètement demi-tour, tentant de repousser la vive angoisse qui lui serrait le cœur.

Qu’allait-il devenir ?… Tout son or se trouvait en sa maison et c’est à peine s’il tenait en une petite bourse de quoi vivre quelques jours.

Sur le fond, il ne s’interrogeait point longuement. Son maître l’abandonnait. Pour quelle raison ? L’affaire d’Auteuil, sans doute. À quoi s’ajoutait la situation de la Fronde victorieuse, certes, et par miracle en l’affaire de la Porte Saint-Antoine et des canons de la Bastille, mais pour combien de temps ? Ce jeune roi, Louis le quatorzième, n’avait point caractère de pucelle. Élevé au milieu des complots, des trahisons, des fuites précipitées et des Frondes qui se faisaient suite, son caractère s’était endurci et il ne ferait point cadeau à l’Écorcheur qui figurait parmi les quelques plus puissants Frondeurs du royaume. En outre, le roi disposait d’une puissante armée qui, en situation régulière et terrain découvert, aurait taillé en pièces l’armée des princes.

Mais que lui importaient, au fond, les futurs malheurs de son ancien maître ?

Il ne devait penser qu’à lui, exister comme il pourrait, en se cachant, et attendre que cesse la surveillance de sa maison de la rue du Petit Lion. Alors, il y retournerait en situation de grande prudence et de plus de sécurité afin de récupérer son or, car lui seul connaissait son adroite cachette.

Mais en attendant, dans l’incapacité où il se trouvait de faire connaître sa qualité de gentilhomme, comment allait-il survivre ? Et comment échapper à tous ceux qui connaissaient ses traits ?

En proie à un grand désarroi, le marquis d’Almaric se fondit en la masse des petites gens.

N’étaient-ils pas appelés à devenir ses compagnons de chaque jour pour il ne savait combien de temps ?

Le marquis frissonna, la peur au ventre, mais il n’eut pas une pensée pour la quinzaine de malheureuses qu’il avait vues frissonner elles aussi en des circonstances bien plus terribles.

Le baron Jérôme de Galand resta stoïque sous l’averse des reproches qu’on lui adressait.

Ils lui faisaient face, tous les grands Frondeurs : Condé, Beaufort arrivé à l’instant, Nemours blessé, Gaston d’Orléans, La Rochefoucauld les yeux bandés, le duc de Rohan-Chabot et trois autres encore.

Et parmi eux – mais il manquait le cardinal de Retz –, probablement l’Écorcheur.

Galand écoutait avec profonde tristesse l’immonde Beaufort dont les troupes, disait-il, traquaient les derniers Foulards Rouges en les souterrains de Paris tandis que, Place Dauphine, on avait pendu par les pieds les cadavres de deux de ces « insaisissables » – le duc appuya sur ce mot – agents du roi et du cardinal.

Il fallait tenir bon. Qu’aucun muscle de son visage ne tressaillît alors qu’il connaissait chacun des Foulards Rouges et se demandait quels étaient ceux qui se trouvaient ainsi pendus de manière infâme après qu’on les eut couverts d’urine et de crachats.

Il fallait penser aux autres Foulards Rouges, qu’il saurait bien aider. Il fallait se souvenir qu’il était – officieusement – général de police du royaume, grade qu’aucun homme avant lui n’avait occupé, et qu’il instruisait en secret les dossiers à charge de tous ces princes et ducs qui le prenaient de si haut.

Il fallait les oublier, eux et leur morgue, leur désir de ramener des siècles en arrière ce pays plein de promesses.

Il devait penser à la belle baronne Éléonor de Montjouvent, son seul véritable avenir car, la Fronde vaincue, il prendrait du recul et quitterait à jamais les affaires de police et de politique en emmenant Éléonor.

Deux choses combleraient sa vie : la merveilleuse Éléonor et le désir de baliser pour les générations futures le chemin menant à la Révolution puis à la République.

Éléonor !

Il lui avait tenu la main, effleuré les lèvres. Et tout à l’heure encore, dans le carrosse, assise à son côté, elle avait posé sa tête contre l’épaule du général de police qui en avait tremblé d’émotion et s’était senti comme projeté en un monde d’allégresse qu’il ne connaissait point.

Depuis qu’ils ne se quittaient plus, que le hasard les avait mis en présence, ils se découvraient à chaque instant, allant de ravissements en émerveillements.

Il entendit le duc de Beaufort l’assurer qu’il ne servait point à grand-chose puisque c’est lui, Beaufort, qui ferait sortir les Foulards Rouges des souterrains, un à un, comme des rats qu’on écrase.

Puis il ôta son chapeau noir, salua les chefs de la Fronde et se retira.

À peine arrivait-il en la cour du palais que Ferrière, le visage décomposé, s’approcha, tentant de l’empêcher d’atteindre le carrosse où l’attendait Éléonor de Montjouvent.

Le général de police écarta durement Ferrière et s’approcha.

La baronne, les yeux fermés, semblait dormir.

La garde d’un poignard espagnol dépassait de son cœur.

Ferrière, les larmes aux yeux, murmura :

— Nous n’avons rien vu… rien vu…

Mais Jérôme de Galand n’écoutait point.

Les foulards rouges
titlepage.xhtml
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_000.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_001.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_002.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_003.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_004.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_005.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_006.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_007.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_008.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_009.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_010.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_011.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_012.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_013.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_014.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_015.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_016.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_017.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_018.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_019.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_020.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_021.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_022.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_023.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_024.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_025.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_026.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_027.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_028.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_029.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_030.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_031.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_032.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_033.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_034.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_035.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_036.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_037.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_038.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_039.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_040.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_041.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_042.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_043.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_044.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_045.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_046.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_047.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_048.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_049.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_050.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_051.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_052.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_053.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_054.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_055.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_056.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_057.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_058.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_059.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_060.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_061.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_062.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_063.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_064.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_065.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_066.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_067.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_068.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_069.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_070.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_071.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_072.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_073.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_074.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_075.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_076.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_077.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_078.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_079.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_080.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_081.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_082.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_083.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_084.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_085.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_086.htm